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Quelles sont les objections classiques contre l’éthique des vertus?

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Après avoir étudié les différentes versions de l’éthique des vertus, intéressons-nous, pour le quatrième billet de cette série, à trois objections classiques formulées à l’encontre de l’éthique des vertus[1]. Les trois objections que j’ai choisi de vous présenter ici sont l’objection de l’inapplicabilité de l’éthique des vertus, celle de l’égoïsme et celle de l’inexistence du caractère. Examinons ces objections l’une après l’autre, ainsi que leur limite.

L’objection de l’inapplicabilité de l’éthique des vertus

L’objection de l’inapplicabilité de l’éthique des vertus reproche à cette dernière son rejet des «théories de l’action bonne», rendant ainsi impossible toute procédure de décision morale. En effet, comme expliqué dans le deuxième billet, l’éthique des vertus rend inconcevable l’existence d’une procédure de décision sous la forme d’une liste d’actions bonnes comme règles applicables partout et toujours par tout individu, indépendamment de son développement moral. D’un côté, les défenseurs de la déontologie affirment qu’il existe des actions bonnes en elles-mêmes, comme le fait de dire la vérité. Selon cette conception, il suffit à un agent, quelque soit son développement intérieur, de connaître la liste de ces actions et de se forcer à les appliquer. D’un autre côté, les défenseurs du conséquentialisme considèrent qu’une action est bonne si, et seulement si, ses conséquences apportent un bénéfice aux individus concernés par cette action, comme dans le cas d’un mensonge épargnant la souffrance pour autrui. Selon cette conception, il suffit à l’agent, quel que soit son développement intérieur, d’apprendre à calculer les meilleures conséquences possibles de ses actes et de se forcer à pratiquer la liste des actions qui, de manière générale, mènent aux meilleures conséquences. Selon les défenseurs de ces deux théories morales, l’éthique des vertus ne peut simplement pas aider les agents à sélectionner une bonne action à accomplir sans le type de procédures qu’elles proposent.

Belisaire demandant l'aumône, par Jacques-Louis David, 1781.

Belisaire demandant l’aumône, par Jacques-Louis David, 1781.

Pour autant, le rejet des «théories de l’action bonne» ne rend pas l’éthique des vertus inapplicable. Cette dernière propose malgré tout des listes de vertus que chaque théorie particulière à l’intérieur de l’éthique des vertus affinera à sa guise et qui donneront une liste de règles qui dépendent des circonstances et des compétences morales des agents[2]. Par exemple, si la générosité est considérée comme une vertu importante par une théorie particulière de l’éthique des vertus et qu’elle consiste à donner ce dont autrui a besoin en proportion suffisante pour que le don ne ressemble pas au dédain et en proportion modérée pour qu’elle ne ressemble pas à la pitié, alors l’individu bénéficiant d’un développement moral suffisant sait que son action dépend des décisions suivantes: (1) déterminer à qui le don sera fait en fonction des circonstances de la situation dans laquelle il évolue; (2) identifier l’objet du don en fonction des besoins spécifiques du bénéficiaire potentiel; (3) évaluer la proportion juste du don pour garantir la meilleure acquisition de bénéfices pour le bénéficiaire potentiel du don et l’agent lui-même; (4) accomplir le don en fonction des décisions prises préalablement et de la manière appropriée aux différentes circonstances prises en considération dans le cadre de ces décisions. Par contre, un individu progressant dans son développement moral, mais pas encore entièrement vertueux, fait sans doute face à des difficultés dans ses prises de décisions. L’éthique des vertus et ses nuances circonstanciées peuvent alors sembler conçues uniquement pour ceux qui sauraient toujours déjà quoi faire face à une situation donnée. Bref, elle serait destinée à ceux qui possèdent la sagesse pratique.

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Les conseils de nombreux philosophes antiques, comme les stoïciens, peuvent être considérés comme des outils à toujours avoir sous la main.

En s’appuyant sur le vaste corpus des textes antiques, tels que les lettres de Sénèque par exemple, il est facile de rétorquer que les philosophes antiques n’ont pas seulement dépeint l’aisance du sage dans ses actions, mais qu’ils ont encore rempli leurs œuvres de recommandations et de prescriptions destinées à aider les débutants en philosophie à s’améliorer progressivement. En étudiant les textes des défenseurs de l’éthique des vertus, conscients de ce positionnement ou non, anciens ou récents, et en rendant justice à leur intérêt pour les exemples concrets et le transfert de leurs conseils dans la vie quotidienne, on se rend compte que l’objection de l’inapplicabilité est fondée sur une incompréhension des principes constitutifs de l’éthique des vertus, à savoir la possibilité de progresser par l’éducation morale et la possibilité d’accomplir de bonnes actions en fonction de critères objectifs (comme ceux présentés au paragraphe précédent dans le cas de la générosité).

L’objection de l’égoïsme

L’objection de l’égoïsme reproche à l’éthique des vertus de promouvoir une attitude biaisée face à la moralité. En effet, elle encouragerait davantage des actes intéressés de l’agent que sa véritable recherche du bien. Dans une première version de l’objection, le reproche se concentre sur l’absence de conflit intérieur de l’agent dit vertueux. Si ce dernier n’a pas de conflit intérieur, cela ne signifie-t-il pas qu’il fait simplement ce qu’il veut et qu’il a moins de mérite que celui qui se force à agir pour le bien et contre son gré? La deuxième version de l’objection se concentre sur la question du bonheur: si l’agent considéré comme vertueux agit comme il le fait, c’est uniquement parce qu’il est motivé par la recherche égoïste de son propre bonheur[3].

5350787982_7910cc0725_bCes deux versions de l’objection de l’égoïsme ratent le point principal qui permet de considérer l’éthique des vertus comme une éthique normative: du point de vue de l’éthique des vertus, il existe un bien objectif et il existe des manières et des raisons objectivement adéquates de s’y conformer. Ainsi, contre la première version de l’objection de l’égoïsme, il convient de rappeler qu’il ne suffit évidemment pas de ne pas avoir de conflit intérieur pour être vertueux. En effet, le fait de ne pas avoir de conflit intérieur ne constitue une bonne manière d’agir que si cette dernière est reliée à une raison objectivement bonne d’agir en vue d’accomplir une action elle-même objectivement bonne. Contre la deuxième version de l’objection de l’égoïsme, soulignons qu’un agent, pour être réellement vertueux, doit entièrement et authentiquement posséder ses vertus. Ainsi, si je rends visite à un proche avec pour seul objectif que cela me rende heureux, je ne serai pas attentionné, généreux, bienveillant, du moins envers autrui. Je ne progresserai donc pas dans la recherche du bonheur authentique, bien que tel ait été mon intention. Bref, je m’y prendrai mal. Le progressant, c’est-à-dire l’aspirant à la sagesse qui n’est pas encore vertueux mais souhaite le devenir, peut avoir une motivation égoïste pour son seul bonheur, motivation qui remplit une fonction bénéfique dans sa progression en lui offrant la possibilité de pratiquer les vertus et d’affermir sa maîtrise de lui-même. L’agent vertueux est quant à lui authentiquement et complètement vertueux. Toute démonstration qui tente de révéler ses biais égocentriques et autres motivations inavouables ne font que dépeindre des cas d’agents ayant échouer à être vertueux mais ne démontrent en rien l’impossibilité d’être un agent vertueux.

L’objection de l’inexistence du caractère

L’objection de l’inexistence du caractère reproche à l’éthique des vertus de baser son discours éthique sur une fiction théorique: le caractère. Les partisans de cette objection rappellent que la psychologie, plus particulièrement la psychologie sociale situationniste, nie l’existence de traits de caractère[4]. Ainsi, sans caractère, plus de disposition de caractère, et, de là, plus de vertus. Cette objection semble avant tout dirigée vers la version naturaliste de l’éthique des vertus: si une théorique éthique, qui considère que la science a quelque chose à nous apprendre à propos de nos compétences morales ou tout autre objet relatif à la moralité, se trouve en contradiction avec les données scientifiques, cette théorie s’effondre.

392px-Personality_Question_7741.svgNéanmoins, l’objection est elle-même d’une force toute relative étant donné que la science en question, la psychologie dans son ensemble, n’est pas unanime à propos de l’inexistence comme de l’existence du caractère. Il y a rarement unanimité stricte au sein d’une communauté scientifique à propos d’une hypothèse donnée. Non seulement l’intuition commune et la psychologie populaire reconnaissent l’existence du caractère, mais encore la plupart des théories en psychologie se servent du concept de caractère. C’est donc aux tenants de l’hypothèse d’une inexistence du caractère que revient la tâche de fournir les outils et les analyses capables de convaincre l’autre camp. D’ici-là, il n’est pas justifié de s’attendre à ce qu’une théorie philosophique renonce à un concept central dans notre vision du monde et dans sa construction théorique.

De plus, dans le cas où les tenants de l’inexistence du caractère venaient à convaincre une large majorité de la communauté des psychologues, il n’est pas certain qu’une éthique des vertus ne puisse être reconstruite sans référence au concept de caractère, que ce soit en se servant des typologies de la personnalité ou encore de théories en neurosciences. En effet, plutôt que de devoir renoncer au concept de vertu et donc à l’éthique des vertus, un éventuel abandon non-controversé par la communauté des chercheurs en psychologie du concept de caractère mènerait sans doute à dynamiser les recherches en psychologie, puis, en un deuxième temps, en éthique des vertus. Mais cette évolution ne semble de toute manière pas d’actualité.

Le prochain et dernier billet de cette série sera consacré aux arguments principaux que retiennent les défenseurs de l’éthique des vertus en faveur de cette théorie morale. Et je terminerai cette série de billets avec quelques réflexions portant sur le perfectionnisme moral.


1Je me concentre dans ce billet sur les objections principales ayant trait à des éléments discutés en amont dans les billets précédents. Pour connaître davantage de reproches faits à l’éthique des vertus, il est utile de se rapporter en premier lieu à Hursthouse, Rosalind, “Virtue Ethics”, The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Fall 2013 Edition), Edward N. Zalta(ed.), forthcoming URL = <http://plato.stanford.edu/archives/fall2013/entries/ethics-virtue/>, section 3 et à Annas, Julia, 2006, «Virtue Ethics», in: Copp David (éd.), The Oxford Handbook of Ethical Theory, New York, Oxford University Press, p.521-523 et p.524-525.

2Hursthouse, Rosalind, ibid., section 3

3Hursthouse, Rosalind, ibid., section 3

4Hursthouse, Rosalind, ibid., section 3 et Ogien, Ruwen, 2007, L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard, p.63-66


Crédits photographiques: Tools, par royalty freeLicence CC BY ; It’s about ime to help others…, par Leticia Bertin, Licence CC BY ; Personnality question, par Nevit, Licence CC BY-SA.


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